Ils étaient finalement sortis ce cette boutique infernale, de ce carcan publique qui les empêchait de savourer pleinement la présence de l'autre. Firiel, un peu en retrait, se laissait guider par la main qui avait prise la sienne, et sur les talons du maître, elle ressentait son ombre sur elle lorsqu'il cachait le soleil et que les rayons dorés ne venaient plus frapper sa peau diaphane. Le vampire portait une demi-douzaine de sacs tandis que l'esclave n'en portait que deux autres, deux autres sacs qui battaient contre son mollet à un rythme régulier. Elle s'était facilement calée sur son bien-aimé, et avançait dans les grands rues grouillantes de bruit. Mais elle ne les entendait pas, ne voyait pas les panneaux bariolés des magasins devant lesquels passait le petit couple, ne sentait pas l'odeur charnelle des êtres qui la frôlaient, elle ne ressentait pas davantage leur souffle sur ses épaules, près de son cou. Son odorat était captivé par le parfum que dégageait l'être auquel elle était liée, le son de ses chaussures claquant sur le bitume. Tap, tap, tap… Elle aurait pu imaginer son dos, assez large et fin à la fois pour qu'elle puisse l'enlacer et se sentir en sécurité ; la brise qu'il fendait venait caresser ses cheveux et son épiderme sensible comme la plus délicate et précieuse des plumes. Quant à sa main, dans la sienne… Elle était si douce, son étreinte ferme s'ajustait parfaitement autour des phalanges de l'aveugle.
Puis, ils s'arrêtèrent devant un passage piéton, attendant que la priorité soit leur. Le ronflement des voitures s'apaisa jusqu'à n'être qu'un doux ronronnement et alors, le vampire fit un premier pas pour rejoindre la chaussée. Firiel, ne sentant plus les pavés hésitants du trottoir, s'avança, aussi confiante que son bien-aimé et pour le taquiner, prit les devants, trottinant à moitié. Sa main lâcha la sienne. Elle tourna la tête vers lui, un sourire aux lèvres, lorsqu'un son aigu et perçant la détourna du maître. Il ne s'écoula qu'une demi-seconde. La pare-choc la heurta avec une violence égale à la vitesse avec laquelle le véhicule s'était jeté sur elle. Ses yeux clos, sous son ruban, ne cillèrent même pas. La sensation de son corps qui s'élevait, lui donna un haut-le-cœur durant une fraction de seconde. Cette impression fut aussitôt remplacée par la douleur que provoquait le métal et le bitume. La vierge immaculée se trouvait au sol, gisait comme une poupée brisée, son bras horriblement brisé et tordu dans une position inhumaine, et ses hanches se trouvaient décalées. Sa joue effleurait le sol dur qui l'avait recueillie avec tant de brutalité, et le long de la courbe décalée coulait un filet de sang qui prenait sa source de ses lèvres entrouvertes. À sa tempe, une plaie affreusement laide et ouverte la défigurait ; et peu à peu, elle ne fut plus baignée par son drapé d'une pureté inégalée, véritable sainte offerte aux coups. Une grande tache rouge s'étendait autour d'elle, nourrissant le bitume rendu brûlant par les pneus. La mare de sang imprégnait son vêtement, faisait d'elle une alliance de perle et de rubis. Ses cheveux, étalés comme une auréole autour de son visage meurtri, prenaient une teinte rose perfide ; pourtant, Firiel semblait imperturbable, comme plongée dans le plus profond des sommeils. Rien ne pouvait être plus juste que cela. Le sommeil le plus profond, le noir absolu, le néant. Un coma dans lequel elle s'était jetée. Son petit cœur, déjà fragile, battait à peine dans sa poitrine, il semblait avoir des instants de faiblesse, puis reprendre avec assez de force pour lutter. Il n'avait pas encore battu contre celui de Tsukasa-sama. Pas encore, s'il te plaît.
Les pas qui résonnèrent dans la flaque que répandait son corps autour d'elle, elle ne les entendit pas. Les portières s'ouvraient et on s'agglutinait autour d'elle, on chuchotait, on se penchait, on observait. Qu'ils étaient fragiles, ces petits humains. Un démon eut assez de jugeote pour contacter les urgences qui préconisèrent de ne pas toucher au corps étendu, même s'il semblait se vider de son sang, et l'ambulance arriva vite sur place. Elle était manipulée, presque mise à nue, seules les zones les plus intimes étaient préservées. On dispersa la foule pour qui cet accident n'était qu'un divertissement parmi tant d'autres ; du reste, le chauffard fou avait pris la fuite. On souleva la carcasse de porcelaine et on la posa sur un brancard immédiatement embarqué dans le véhicule blanc, rayé de bleu, qui entama une course effrénée pour rejoindre l'hôpital au plus vite. Les garrots et les presses de fortune s'accumulaient sur les trous béants formés par la tôle du responsable, quant à son bras, il pendait misérablement hors du lit improvisé. Un masque englobait le bas du visage de de l'aveugle, l'oxygène choquait son organisme, rafraîchissait ses poumons et son cerveau. On administra plusieurs piqûres auxquelles elle ne réagit pas. On appuya sur la pédale qui offrit une accélération spontanée.
Firiel ne sentit pas la main qui se saisissant de la sienne. Elle ne sentit pas le souffle rendu humide par l'inquiétude et la panique, elle n'entendit pas les mots qu'on lui chuchotait.
Elle n'était rien de plus qu'un amas de chair. Inconsciente.